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jeudi 9 avril 2009

Retour sur le Journal intime d'un marchand de canons

J'ai lu très rapidement le livre de Philippe Vasset, donc comme promis voici quelques remarques. Pas de critique littéraire, pas de commentaires sur les affaires citées (car il faut conserver une part de suspense), mais plutôt une miscellanée de réflexions choisies sur certains points évoqués dans l'ouvrage.

Le plat de spaghetti des circuits de décisions

S'il y a clairement une spécificité des marchés de défense, notamment à l'export, c'est la complexité des processus de décisions relatifs à l'attribution des marchés. Processus qui ne sont pas toujours très formalisés ni rigoureux. C'est un des principaux enjeux du développement commercial que d'identifier avec précision parmi les officiels, civils et militaires, du pays prospecté, qui a la main sur quel budget et qui dispose de quel levier de décision. De telles informations ont une valeur inestimable, car elles peuvent permettre d'éviter de longues réunions ou présentations à un public plus ou moins concerné et intéressé, constitué de gradés ou d'obscurs conseillers techniques.

Celui qui saura avec précision
  • quelles sont les préoccupations majeures du pays en question : relations avec ses voisins influant sur ses priorités en termes de besoins, budget disponible, urgence de la demande...
  • qui sont ses concurrents, quels moyens ils mettent en oeuvre, quels sont leurs atouts et leurs faiblesses, qui a a priori la préférence du prospect (nécessite plus qu'ailleurs un bon aperçu des relations internationales)...
  • qui est LA personne à convaincre, à quels arguments elle est sensible (qu'ils soient liés à l'offre ou plus...personnels, sans nécessairement tomber dans l'illégalité)...
...partira avec un avantage sérieux. Tout ceci relève de l'intelligence économique, appliquée à un domaine où les contrats peuvent s'élever à plusieurs milliards d'euros, et où les relations internationales (dont les liens avec et entre les dirigeants politiques) ne sont jamais loin.

La spécificité de la défense réside dans le fait que pour le secteur privé, il y a rarement un tel niveau d'enchevêtrement de problématiques financières, politiques, technologiques et personnelles. Mais évidemment, disposer d'un plan de compte à jour, et notamment d'une cartographie des décideurs, y est tout aussi important, afin d'aller frapper à la bonne porte au bon moment.

Les réceptions des délégations étrangères

Étapes incontournables de la relation commerciale et du processus d'avant-vente (mais également d'après-vente, ou de la phase de réalisation), les réceptions de délégations étrangères sont monnaies courantes. Elles revêtent un aspect tout particulier dans le domaine de la défense, car au-delà des aspects commerciaux (encore une fois, aux montants potentiellement astronomiques) il s'agit également de cultiver les relations internationales. Et elles peuvent être un jalon important dans les prises de décisions. Drapeaux, menus aménagés, divertissements, salles de prière si nécessaire, tout est fait pour que les hôtes aient une bonne image de l'hospitalité à la française. Même si le rôle de chaque composant de la délégation n'est pas toujours très clair.

La proverbiale discrétion des ingénieurs français

Le livre mentionne la surveillance réciproque, voire l'espionnage auxquels se livrent les représentants de fournisseurs et de pays différents quand il se retrouvent à l'étranger, notamment quand le contexte politique international est flou. Chacun cherche à savoir ce que les autres font là, qui ils ont rencontré, à quel niveau d'avancement ils sont dans le processus de vente, voire dans quelle optique ils font du repérage...
Il est assez difficile de garder une confidentialité absolue, d'autant que comme le souligne le narrateur de Philippe Vasset, les Américains en particulier sont très forts. Et inévitablement, l'état des relations internationales peuvent donner des indices significatifs.

Cependant, j'aimerais revenir sur un point que j'ai déjà évoqué, à savoir le fait que les ingénieurs français sont souvent réputés pour manquer de discrétion, particulièrement lorsqu'ils sont à l'étranger. Il semble qu'ils soient particulièrement enclins à évoquer leur vie professionnelle dans des lieux et avec un niveau de détail peu adéquats :
  • transports en commun
  • terrasses de café
  • lobbies d'hôtels
  • allées d'un séminaire ou d'un colloque
Mais pas besoin d'aller à Caracas ou Washington : je suis souvent surpris de voir ces (jeunes pour la plupart) gens en train de lire dans le métro ou le bus, comme s'il s'agissait d'un roman de gare ou du journal du soir, le rapport d'activité de leur entreprise, une proposition commerciale en cours ou l'état d'avancement de tel ou tel projet chiffré à plusieurs millions...bien sûr tout n'est pas confidentiel, mais prudence est mère de sûreté !

Logique d'arsenal ?

Le narrateur du livre, commercial dans le domaine de la défense, se voit reproché par ses homologues d'autres secteurs le fait de ne pas être un vrai vendeur : c'est bien connu, les équipements militaires, c'est les politiques qui les vendent !

Certes, il est faux de dire que la défense est un domaine où s'appliquent les règles "normales" du marché : on l'a déjà dit et redit, les relations interétatiques y jouent un rôle prépondérant, ce qui explique que certains marchés sont fermés ou très difficiles à investir pour des industriels d'un pays donné (par exemple, on peut citer l'épisode des avions ravitailleurs américains...). Tout le monde a par ailleurs en tête les images de nos Présidents (mais c'est partout pareil) jouant leur rôle de VRP de luxe à l'occasion de leurs voyages à l'étranger.

Certes encore, étant donné que les clients sont des états, et que la mission "défense" de service public ne relève pas du secteur commercial, l'optimisation financière n'est pas toujours la première préoccupation sur ce marché (et encore heureux, serais-je tenté de dire). Et il est également vrai les achats, décidés par des politiques ou des militaires, avec souvent un fort lobbying des fournisseurs, ne font pas toujours suite à un besoin concret, ou du moins ne se font pas de façon cohérente avec les priorités les plus criantes.

On n'insistera pas par exemple sur les gabégies dénoncées par le Government Accountability Office américain concernant les dépenses inutiles et autres dépassements se comptant en centaines de milliards (!) de dollars.

Le renseignement, l'intoxication et la propagande peuvent jouer un rôle, à des fins de discréditer un adversaire potentiel, ou de recueillir des informations sur ses produits, son niveau d'avancement dans le processus commercial...Là encore, il s'agit de recourir à l'intelligence économique, mais dans des proportions et avec des sources plus larges que dans d'autres secteurs.

Cependant, on ne peut plus dire pour autant que la pure logique d'arsenal, hors de toute considération "commerciale", prévaut, et pour plusieurs raisons :
  • l'aspect "coûts" devient de plus en plus important pour les états, qui se mettent, et leur armée avec, à la rigueur budgétaire. Ainsi la recherche du mieux disant commence à entre dans les mœurs
  • avec le décloisonnement progressif (mais encore inégal et limité) des marchés nationaux, l'adéquation aux besoins opérationnels et la qualité des produits/services deviennent également des arguments de plus en plus importants
  • la dualité des technologies dans de nombreux domaines favorise l'entrée (en tant que sous-traitant ou fournisseurs de premier rang) sur le marché de défense d'acteurs venant du civil, donc rodées
  • en amont, les fournisseurs de défense, poussés notamment par la nécessité d'aller sur les marchés à l'export, se sont dotés depuis longtemps de directions marketing qui travaillent à la constitutions de réelles roadmaps (feuilles de routes) produits prospectives, signe d'une réelle normalisation sur ce sujet
  • le fait que les industriels de défense eux-mêmes sortent de ce seul marché, pour aller vers le civil, offrant de nouveaux débouchés (avec néanmoins une prédominance des marchés publics)
Bref, les aspects commerciaux (adéquation au besoin, aspects financiers...) s'immiscent au devant de la scène, et une certaine"normalisation" s'opère. Bien sûr, elle est limitée, et doit en partie le rester, car vendre une ogive nucléaire ou un sous-marin d'attaque n'est pas un acte anodin.

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Autres éléments pouvant faire l'objet d'un prochain article :
  • les matériels évoqués, notamment les sous-marins Scorpène
  • Hugues de l'Estoile, un célèbre ingénieur de l'armement et marchand d'armes
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Voir aussi :

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